Overblog
Editer l'article Suivre ce blog Administration + Créer mon blog
Fédération d'Indre et Loire de la Libre Pensée

La détresse des Polonaises, un an après la quasi-interdiction de l’avortement

27 Janvier 2022, 11:35am

Publié par Fédération de la Libre Pensée d'Indre et Loire

La détresse des Polonaises, un an après la quasi-interdiction de l’avortement
Manifestation pour la légalisation de l’avortement en Pologne. Depuis un an, l’IVG y est «de facto» interdite, excepté en cas de viol, d’inceste ou en cas de danger pour la vie ou la santé de la femme enceinte.
Photo: Hélène Bienvenu Manifestation pour la légalisation de l’avortement en Pologne. Depuis un an, l’IVG y est «de facto» interdite, excepté en cas de viol, d’inceste ou en cas de danger pour la vie ou la santé de la femme enceinte.

« Tout va bien se passer, tu vas sortir de là. » Une main attendrie caresse le menton d’Agnieszka, allongée sur son lit d’hôpital. Sous assistance respiratoire, elle est livide, et son regard est ailleurs. La vidéo dure une vingtaine de secondes, mais son contenu n’en reste pas moins troublant. Tel un cri du cœur, les proches de la jeune femme de 37 ans ont diffusé ces images sur les réseaux sociaux, mardi soir, assorties d’un texte témoignant d’un cauchemar au dénouement tragique. « Nous sommes anéantis, la douleur qui nous accompagne est indescriptible, nous demandons de l’aide, lit-on. Elle voulait vivre. »

  • Car le 25 janvier, après un mois d’agonie, Agnieszka a rendu l’âme des suites d’un choc septique, selon la famille, laissant trois enfants sans leur mère. Une mort tragique qui cristallise, pour beaucoup, les contrecoups du durcissement du droit à l’avortement en Pologne. « Voilà une autre preuve que le gouvernement actuel [de Droit et justice (PiS), un parti national-conservateur] a du sang sur les mains », a déclaré sa famille, indignée.

    Mi-décembre, Agnieszka a été admise au service de gynécologie de l’hôpital provincial de Częstochowa, au sud de la Pologne : enceinte de jumeaux, elle souffrait alors de douleurs abdominales et de vomissements. « Au fil d’appels téléphoniques, nous avons vu son état de santé se détériorer de jour en jour », écrit la famille.

    Le 23 décembre, l’un des deux fœtus décède. Passif, le corps médical refuse d’intervenir. C’est que depuis un an, l’avortement pour cause de malformation fœtale est illégal en Pologne. Même si dans bien des cas, le fœtus n’est pas viable ou l’enfant est condamné à être mort-né. Pendant pas moins d’une semaine, Agnieszka a donc dû porter en elle l’être inanimé. Dans un communiqué diffusé mercredi après-midi, l’hôpital a justifié cette position attentiste par le fait « qu’il existait une chance de sauver le deuxième enfant ». En vain, puisque six jours plus tard, le second jumeau succombera à son tour. Un prêtre aurait même été dépêché sur les lieux afin d’improviser des funérailles.

     

    Les circonstances entourant sa mort sont encore floues, et une enquête judiciaire a été ouverte. L’histoire de cette Polonaise est forte en symboles puisqu’elle coïncide presque jour pour jour avec l’anniversaire de l’entrée en vigueur de la quasi-interdiction d’avorter en Pologne. Elle rappelle aussi celle d’Izabela. La mort de la Polonaise de 30 ans, à qui l’on avait aussi refusé un avortement, a provoqué une onde de choc en novembre. Derrière ces drames, plusieurs militants pro-choix voient la conséquence directe de cet « effet paralysant » qui cible les médecins. Ces derniers sont désormais passibles de trois années de prison s’ils pratiquent un avortement jugé illégal.

    200 000 avortements clandestins par an

    Aux ordres du PiS, la plus haute instance judiciaire du pays tranchait, à l’automne 2020 : l’interruption volontaire de grossesse (IVG) dans le cas d’une « malformation grave et irréversible » du fœtus ou d’une « maladie incurable ou potentiellement mortelle » est contraire à la loi fondamentale du pays. Avant ce verdict, la Pologne disposait déjà de l’une des lois les plus restrictives d’Europe en matière d’avortement. Quatre-vingt-dix pour cent des quelque 1000 IVG légales réalisées annuellement dans le pays faisaient partie de ces catégories. Depuis le 27 janvier 2021, la restriction a force de loi. L’IVG n’est désormais possible qu’en cas de viol ou d’inceste et en cas de danger pour la vie ou la santé de la femme enceinte.

    Les Polonaises se tournent maintenant vers les associations féministes. Depuis janvier 2021, le collectif Avortement sans frontières a aidé près de 33 000 femmes à avorter. Sur la même période, la Fédération polonaise pour les femmes et pour la planification familiale (Federa) a pour sa part reçu plus de 15 000 appels et 20 000 courriels de femmes appelant à l’aide. « C’est trois fois plus de travail qu’avant le jugement du 22 octobre [2020] », assure Antonina Lewandowska, militante au sein de la fédération, qui ajoute que les menaces de mort à l’encontre d’elle et ses collègues se sont multipliées également. Avant le durcissement de la loi, elles étaient près de 200 000 à avorter chaque année de manière clandestine, par voie médicamenteuse, ou à l’étranger, selon des ONG.

    Photo: Hélène Bienvenu La militante polonaise pour le droit l'avortement, Antonina Lewandowska

    Les associations comme Federa doivent aussi composer avec la profonde détresse des Polonaises abandonnées à leur sort. Surtout pour celles qui, vivant dans la précarité, n’ont pas les moyens de financer de leur poche un voyage à l’étranger pour subir une IVG. « Forcer une femme à mener à terme une grossesse quand le fœtus présente une malformation, c’est de la torture », assène Mme Lewandowska. Le coup de fil qu’elle recevra quelques minutes plus tard, et qui mettra fin subitement à l’entretien avec Le Devoir, en témoigne. Sur un bout de papier, la militante griffonne : « C’est une personne qui songe à se suicider, je dois vous laisser. »

    « Elles pleurent, souffrent »

    Depuis un an, Aleksandra Krasowska est elle aussi aux premières loges de ce calvaire. Chaque semaine ou presque, cette psychiatre de 37 ans voit défiler dans son cabinet des patientes terrassées, enceintes de fœtus présentant de graves anomalies. « Le plus souvent, elles sont à peine capables de parler. Elles pleurent, souffrent, parlent de cette douleur, cette anxiété », relate la médecin. « À cause de la nouvelle réglementation, elles sont obligées de poursuivre la grossesse, sans pouvoir elles-mêmes décider de leur sort, et cela a des conséquences sur leur santé mentale. Elles me disent même parfois que leur vie est foutue, alors qu’elles sont très jeunes ! Elles souhaitent s’endormir et ne jamais se réveiller. Elles ont des troubles du sommeil, elles se réveillent au milieu de la nuit, font des cauchemars, des crises de panique. La plupart d’entre elles développent des troubles alimentaires. »

    À la fin des consultations, Mme Krasowska leur délivre ensuite un certificat indiquant que leur vie ou leur santé est à risque, soit l’une des deux conditions restantes pour se faire avorter. Elles peuvent ensuite présenter ce document dans un hôpital public, document qui atteste leur droit à un avortement. La démarche a été imitée par plusieurs de ses collègues. « Sur la base de mon expertise, cela me paraît limpide que la santé mentale fait partie de la santé générale de l’être humain, et lorsque la première est menacée, elle constitue aussi une menace pour la santé dans son ensemble », justifie-t-elle.

    Mais l’Institut Ordo Iuris ne l’entend pas ainsi : l’an dernier, cette organisation catholique fondamentaliste proche du PiS a envoyé des « avis juridiques » dans les hôpitaux aux quatre coins de la Pologne pour affirmer que « l’état de santé mentale n’est pas une condition qui justifie l’autorisation d’un avortement » dans le cas d’un danger pour la vie de la mère. Et l’organisme ne souhaite pas s’en arrêter là : ses membres militent pour une interdiction pure et simple de l’IVG en Pologne, même en cas de viol, quitte à assimiler l’avortement à un homicide.

    « Notre objectif est de créer une culture pro-vie en Pologne, et l’interdiction légale n’est qu’un moyen de l’atteindre », explique Nikodem Bernaciak, juriste de l’organisation, rencontré dans les bureaux d’Ordo Iuris à Varsovie. Et pourtant, c’est plutôt l’inverse qui semble se produire : les sondages affichent un soutien croissant à la libéralisation de l’avortement, surtout chez la plus jeune génération. Signe que, dans la catholique Pologne, les choses sont peut-être en train de changer. Et les interdits, de tomber.