La commande publique dans la loi du 24 août 2021 confortant le respect des principes de la République
La loi du 24 août 2021 confortant le respect des principes de la République impose des obligations en matière d’égalité de traitement des usagers, de laïcité et de neutralité aux entités de droit public ou de droit privé chargées de l’exécution d’un service public. Elle distingue deux cas : celui où l’opérateur agit sur prescription du législateur ; celui où le responsable du service public s’acquitte de sa mission sur le fondement d’un contrat de la commande publique, c’est-à-dire d’un marché public ou d’une délégation de service public.
En partie inutiles dans de nombreux cas, ces dispositions introduisent néanmoins dans d’autres situations, implicitement mais nécessairement, une nette atténuation du principe posé par l’article L. 1121-1 du code du travail selon lequel les droits fondamentaux des salariés de droit privé sont protégés : « Nul ne peut apporter aux droits des personnes et aux libertés individuelles et collectives de restrictions qui ne seraient pas justifiées par la nature de la tâche à accomplir ni proportionnées au but recherché. » Il convient d’ailleurs de noter que la loi du 21 août 2021 prolonge et amplifie sur ce point particulier celle du 8 août 2016 dite El Khomri. En effet, cette dernière prévoit une première entorse à ce principe : aux termes de l’article L. 1321-2-1 du code du travail « Le règlement intérieur peut contenir des dispositions inscrivant le principe de neutralité et restreignant la manifestation des convictions des salariés si ces restrictions sont justifiées par l’exercice d’autres libertés et droits fondamentaux ou par les nécessités du bon fonctionnement de l’entreprise et si elles sont proportionnées au but recherché. »
Avant d’examiner les deux situations prévues par la loi du 24 août 2021, il paraît utile de rappeler quelques principes.
Quelques rappels
La notion de service public procède pour l’essentiel d’une construction jurisprudentielle propre à la France, parfois difficile à concilier avec celle, plus floue, de service d’intérêt général résultant du droit européen. Le service public satisfait des besoins collectifs. Il est assuré par une entité publique ou confié à un tiers tenu de respecter à cet effet certaines obligations. En effet, le service public repose sur l’exercice de prérogatives de puissance publique et obéit à trois grands principes : la continuité, l’égalité d’accès des usagers à ses prestations, et la mutabilité, c’est-à-dire son adaptation aux besoins de la collectivité et de la population, le tout indépendamment du coût. Son exécution présente tantôt une nature purement administrative, tantôt industrielle et commercial1.
En ce qui concerne les services publics administratifs (SPA), leur gestion est théoriquement entièrement publique et les actes des responsables des entités qui les assurent relèvent de la compétence exclusive du juge administratif, tant au regard de la légalité des décisions ou règlements unilatéraux, de la formation et de l’exécution des contrats de droit public noués avec les tiers que de l’incidence de ces actes en termes de responsabilité de la personne publique. Toutefois, ce principe connaît des dérogations. Ainsi, la Caisse nationale d’assurance maladie des travailleurs salariés (CNAMTS) est un établissement public administratif (EPA) dont nombre des personnels ne sont pas des agents publics mais des salariés relevant du code du travail. De même, dans un avis, le Conseil d’État a considéré que l’Établissement français du sang (EFS), un établissement public doté d’un comptable public ayant pour objet la gestion du système français de transfusion sanguine, gère un SPA en dépit de ses modalités de fonctionnement. En particulier, pour l’essentiel, les personnels de l’EFS sont des salariés de droit privé soumis à une convention collective spécifique de 2002.
Les services publics industriels et commerciaux (SPIC) utilisent les méthodes de la gestion privée mais poursuivent bien entendu un intérêt collectif. Leurs personnels sont des salariés de droit privé, à l’exception de leurs dirigeants lorsqu’ils sont assurés par un établissement public industriel et commercial (EPIC). Les relations qu’ils nouent avec les usagers relèvent du droit civil. Par suite, vis-à-vis des personnels autres que les dirigeants et des usagers, en cas de contentieux, seul le juge judiciaire est compétent. En revanche, les actes pris par une entité de droit public ayant trait à leur organisation et à leur fonctionnement revêtent un caractère administratif et sont contrôlés par le juge administratif, sur le terrain de la légalité, voire de la responsabilité s’il y a lieu.
Le cas des services publics institués par la loi
L’article 1er de la loi du 24 août 2021 confortant le respect des principes de la République prévoit, en premier lieu, que « Lorsque la loi ou le règlement confie directement l’exécution d’un service public à un organisme de droit public ou de droit privé, celui-ci est tenu d’assurer l’égalité des usagers devant le service public et de veiller au respect des principes de laïcité et de neutralité du service public. Il prend les mesures nécessaires à cet effet et, en particulier, il veille à ce que ses salariés ou les personnes sur lesquelles il exerce une autorité hiérarchique ou un pouvoir de direction, lorsqu’ils participent à l’exécution du service public, s’abstiennent notamment de manifester leurs opinions politiques ou religieuses, traitent de façon égale toutes les personnes et respectent leur liberté de conscience et leur dignité. »
En ce qui concerne les SPA gérés par des opérateurs publics en application de la loi, qu’il s’agisse de l’État, des collectivités territoriales ou des EPA spécialisés, il ne fait aucun doute, avant même l’intervention de la loi du 24 août 2021, qu’ils sont tenus « […] d’assurer l’égalité des usagers devant le service public et de veiller au respect des principes de laïcité et de neutralité du service public. » L’organisation du service doit permettre de satisfaire ces obligations et les personnels, le plus souvent agents publics, sont contraints à la réserve nécessaire vis-à-vis des usagers.
Lorsque l’opérateur est une personne morale de droit privé, les obligations sont les mêmes Ainsi, la Cour de cassation a jugé que le salarié de droit privé d’une caisse primaire d’assurance maladie (CPAM) ne peut afficher ses convictions religieuses dans la mesure où la personne morale de droit privé qui l’emploie est chargée d’une mission de service public par le législateur2
En ce qui concerne les SPIC créés par la loi, l’application des dispositions du I de l’article 1er de la loi du 24 août 2021 apparaît plus délicate. Ainsi, l’article L. 2224-13 du code général des collectivités territoriales (CGCT) impose aux communes ou aux structures intercommunales de créer un service public d’enlèvement des ordures ménagères susceptible d’être financé soit par une taxe, soit par une redevance. Deux modes de gestion de ce service, qui présente un caractère industriel et commercial évident, sont possibles : la régie municipale directe ou la délégation de service public (DSP). Le même dispositif prévaut en matière d’adduction d’eau potable et d’assainissement (articles L. 2224-7 à L. 2224-12-5 du CGCT).
Si les agents qui assurent le service en régie sont des fonctionnaires ou des contractuels de droit public, l’obligation de neutralité s’impose à eux comme à tous les agents publics. Dans le cas fréquent d’attribution d’une DSP de l’enlèvement des ordures ménagères ou de la gestion des réseaux d’eau et d’assainissement à une entreprise privée, comme c’était déjà le cas avant l’entrée en vigueur de la loi dite « séparatisme », le respect des principes de continuité du service, d’égalité de desserte des habitants et de mutabilité de celui-ci en fonction de l’évolution des besoins de la collectivité paraît devoir être exigé du délégataire. En revanche, il est plus difficile de comprendre en quoi il est nécessaire d’imposer ceux « de laïcité et de neutralité » aux salariés de droit privé de l’entreprise titulaire de cette DSP. Au nom de quel précepte supérieur à la pleine liberté de conscience des intéressés, le conducteur ou la conductrice du camion d’ordures ménagères ou le salarié chargé de la surveillance du réseau d’eau potable devrait faire preuve de neutralité ? Au nom de quoi, les ripeurs devraient eux aussi s’abstenir d’afficher leurs convictions ? On ne voit pas très bien en quoi l’administré pourrait y voir une atteinte à sa propre liberté de conscience ou une présomption de moindre qualité du service rendu en sa faveur.
Le cas de l’exécution totale ou partielle du service public par le titulaire d’un contrat de la commande publique
Aux termes du II de l’article 1er de la loi du 24 août 2021 confortant le respect des principes de la République « Lorsqu’un contrat de la commande publique, au sens de l’article L. 2 du code de la commande publique, a pour objet, en tout ou partie, l’exécution d’un service public, son titulaire est tenu d’assurer l’égalité des usagers devant le service public et de veiller au respect des principes de laïcité et de neutralité du service public. Il prend les mesures nécessaires à cet effet et, en particulier, il veille à ce que ses salariés ou les personnes sur lesquelles il exerce une autorité hiérarchique ou un pouvoir de direction, lorsqu’ils participent à l’exécution du service public, s’abstiennent notamment de manifester leurs opinions politiques ou religieuses, traitent de façon égale toutes les personnes et respectent leur liberté de conscience et leur dignité. / Le titulaire du contrat veille également à ce que toute autre personne à laquelle il confie pour partie l’exécution du service public s’assure du respect de ces obligations. Il est tenu de communiquer à l’acheteur chacun des contrats de sous-traitance ou de sous-concession ayant pour effet de faire participer le sous-traitant ou le sous-concessionnaire à l’exécution de la mission de service public. »
Le raisonnement tenu plus haut à propos de la DSP en matière d’enlèvement des ordures ménagères ou d’adduction d’eau potable s’applique aux services publics exécutés sur le fondement d’un marché public ou d’une DSP. Là encore, il importe de distinguer le cas des SPA de celui des SPIC.
Une collectivité publique peut déléguer à un tiers de droit privé, sur lequel elle exerce son contrôle, l’exécution d’un service public qu’elle a créé, notamment d’un SPA. Dans la mesure où celui-ci n’entre pas, par sa nature, dans le champ de la concurrence, il n’est alors pas besoin de recourir à une DSP ou à un marché public. Une simple convention suffit. Dans un arrêt de 20073, le Conseil d’État a ainsi jugé que l’État, la région Provence-Alpes-Côte d’Azur, le département des Bouches-du-Rhône et la ville d’Aix-en-Provence en créant l’association pour le festival international d’art lyrique et l’académie européenne de musique d’Aix-en-Provence ont confié à celle-ci un SPA sans qu’il soit besoin de conclure un marché public ou une DSP. Dans ces conditions, lorsqu’une telle situation se présente les dispositions du II de l’article 1er de la loi du 24 août 2021 ne trouvent pas à s’appliquer : les personnels de droit privé de l’opérateur ne sont alors astreints à aucune obligation de neutralité ni au respect de la laïcité.
Dans le cas d’un SPIC créé par une décision facultative d’une collectivité publique, celle-ci doit suivre les procédures de publicité et de mise en concurrence prévues par le code de la commande publique pour attribuer un marché ou une DSP à un opérateur privé si elle choisit de ne pas l’exploiter en régie directe. Ainsi, la ville de Perpignan a confié le service public de télésurveillance des habitations et des commerces à une société privée. Le Tribunal des conflits (TC) l’a qualifié de SPIC et a attribué au juge judiciaire le soin de statuer sur les litiges intervenant entre les administrés et la société délégataire4. Dans cette hypothèse, à supposer que le marché ou la DSP ait été conclu après l’entrée en vigueur de la loi du 24 août 2021, les salariés de la société agissant pour le compte de la commune devraient s’abstenir « de manifester leurs opinions politiques ou religieuses », traiter « de façon égale toutes les personnes » et respecter « leur liberté de conscience et leur dignité », en bref notamment de s’abstenir d’afficher leurs convictions. C’est totalement absurde d’imposer une telle obligation à une personne visionnant des écrans toute la journée ou réparant les appareils défectueux. Il serait préférable d’encadrer plus strictement qu’elle ne l’est déjà une activité susceptible de porter atteinte aux libertés individuelles ou à la vie privée.