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Fédération d'Indre et Loire de la Libre Pensée

De quoi le burkini est-il le nom ?

20 Juin 2022, 14:02pm

Publié par Fédération de la Libre Pensée d'Indre et Loire

Newsletter de la Vigie de la Laïcité n°12

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La question du port du burkini revient régulièrement dans le débat public.

Durant l’été 2016, à la suite à l’adoption par certaines communes d’arrêtés anti-burkini sur les plages, le Conseil d’État a jugé que ces arrêtés portaient « une atteinte grave et manifestement illégale aux libertés fondamentales que sont la liberté d’aller et venir, la liberté de conscience et la liberté personnelle ». Cette instance a aussi souligné avec insistance qu’une restriction de l’accès aux plages ne pouvait être justifiée qu’en cas de « risques avérés » pour l’ordre public. La question a récemment rebondi avec la délibération adoptée le 16 mai dernier par le conseil municipal de la Ville de Grenoble invalidée par la décision du tribunal administratif de Grenoble le 25 mai suivant. En attendant l’avis que le Conseil d’État doit donner le 14 juin prochain suite au recours déposé par la Mairie de Grenoble, et pour clarifier les enjeux de ce nouveau débat, la Vigie de la laïcité a préparé un dossier à plusieurs voix mobilisant nos différentes compétences.

Deux idées fausses sur le Burkini

Le burkini, ou burqini, est un maillot de bain couvrant le tronc ainsi qu’une grande partie des membres (généralement les bras jusqu’aux poignets et les jambes jusqu’aux chevilles) et de la tête (les cheveux et la nuque, mais pas le visage). Il a été commercialisé à destination de certaines femmes musulmanes.

« La laïcité interdit le burkini sur la plage »

Faux. Le principe est celui de la liberté. Le droit distingue ensuite entre ce qui trouble l’ordre public ou non. Face à des risques de trouble à l’ordre public, un maire peut prendre, sous le contrôle du juge, des mesures de police, mais uniquement si celles-ci sont nécessaires, adaptées et proportionnées au but recherche. Ainsi, il convient de soigneusement distinguer le trouble objectif à l’ordre public – qui constitue une limite légale à la liberté de manifester sa religion – d’une perception subjective qui ne saurait en tant que telle justifier une atteinte à cette liberté. Notamment, la verbalisation de femmes portant un simple foulard sur les plages est illégale. Une telle pratique d’une « police du vêtement » ne peut d’ailleurs que provoquer des replis communautaires contraires à l’objectif de la laïcité.

Rappelons que suite à l’adoption par certaines communes d’arrêtés anti-burkini sur les plages durant l’été 2016, le Conseil d’État a jugé que ces arrêtés portaient « une atteinte grave et manifestement illégale aux libertés fondamentales que sont la liberté d’aller et venir, la liberté de conscience et la liberté personnelle ». Le Conseil d’État a souligné avec insistance qu’une restriction de l’accès aux plages ne pouvait être justifiée qu’en cas de « risques avérés » pour l’ordre public (ce qui a été retenu dans un seul cas par un tribunal administratif, en Corse, à Sisco) et pour garantir « le bon accès au rivage, la sécurité de la baignade ainsi que l’hygiène et la décence ».
En résumé, la laïcité n’interdit pas le port du burkini sur une plage publique. Et celui-ci ne peut l’être que dans les cas exceptionnels où il aurait en conséquence un trouble avéré à l’ordre public. Dans un État de droit, on n’interdit pas tout ce qui peut déplaire individuellement, même si l’on peut en débattre sur le fond, par les idées.

« L’interdiction du burkini dans des piscines publiques se fonde sur la laïcité »

Faux. L’interdiction possible se fonde sur l’hygiène et la sécurité. Si le principe de laïcité permet aux usagers des services publics de porter en leur sein des signes (qu’ils soient discrets ou non) ou tenues manifestant ou qui pourraient être perçus comme manifestant une appartenance religieuse, certains lieux de pratiques sportives supposent le port d’une tenue adaptée.

Dans le cadre d’une piscine publique, pour des raisons sanitaires, d’hygiène et de sécurité, le règlement intérieur de l’établissement sportif, qui s’impose à tous les usagers, peut ainsi prévoir l’interdiction de certaines tenues de bain. Dès lors, l’interdiction d’une tenue de bain de type burkini dans une piscine publique ne peut se fonder sur le principe de laïcité, mais peut s’appuyer sur des données matérielles démontrant que, pour des raisons sanitaires, d’hygiène ou de sécurité, une telle tenue ne peut être autorisée. Comme pour d’autres tenues de bain, il arrive que ce type de tenue de bain couvrante soit composée de matières ou comporte des volants qui ne permettent pas d’en garantir la propreté. Également, alors qu’il est obligatoire pour des raisons d’hygiène de se mettre en tenue de bain sur place, certaines de ces tenues sont parfois portées préalablement à la venue à la piscine. Par ailleurs, le port d’une tenue couvrant l’ensemble du corps peut entrer en contradiction avec l’obligation de prendre une douche savonnée avant l’entrée dans le bassin, ainsi qu’avec les règles de sécurité en cas d’accident (par exemple, la pose rapide d’un défibrillateur à même la peau). Enfin, si le port de signes ou tenues manifestant une appartenance religieuse – ou pouvant être perçus comme tels – est possible pour les usagers des services publics, tout comportement prosélyte leur est en revanche interdit.

 

Publication originale dans En finir avec les idées fausses sur la laïcité, Paris, Les Éditions de l’Atelier, 2020, p.

Pourquoi le burkini est-il un objet social non identifié ?

 

Sens et contresens du débat en cours

Le maire écologiste de Grenoble, Éric Piolle, a fait adopter, d’une courte majorité, un nouveau règlement des piscines municipales, lundi 16 mai 2022. De fait, celui-ci autorise désormais, aux femmes notamment, de se baigner en burkini ou seins nus. On notera que seule la première option a retenu l’attention du plus grand nombre et déchaîné les passions médiatiques et politiques. Ce qui en soi est déjà un premier indice de l’orientation et de l’arrière-plan idéologique des prises de position publiques des uns et des autres.
Depuis, nous assistons effectivement à une nouvelle polémique au sujet du burkini, ce vêtement de bain couvrant, après les premières affaires à l’été 2016. Des arrêtés municipaux avaient même été pris à l’époque par certains édiles pour l’interdire sur les plages, avant que le Conseil d’État n’intervienne pour y mettre un terme, vendredi 26 août 2016, dans le cadre d’une décision, faisant au reste jurisprudence.
Cette polémique est à notre sens symptomatique à la fois du contexte général d’extrême droitisation de la vie politique et des débats publics, comme l’a bien analysé le politiste Philippe Corcuff, et de l’obsession de la visibilité de tout ce qui se rapporte, de près ou de loin, à l’islam. De ce point de vue, la fièvre autour du burkini en est une nouvelle illustration patente. Or, la conjecture prime amplement la démarche empirique et compréhensive. Nous avons donc entrepris depuis 2019 d’enquêter sur la question.

3 faits objectifs sur le burkini :

  • le burkini, en tant que tel, sur la forme du moins, est d’invention récente. Cette tenue de bain est l’œuvre d’une créatrice de mode australienne, voilée, d’origine libanaise, Aheda Zanetti, qui l’a lancée en 2004 ;
  • il procède d’une offre et non d’une demande spécifique de musulmanes ou de musulmans ;
  • Enfin, plus significatif, si le burkini est surinvesti de significations par ses détracteurs, en ce qu’il est à la fois politisé et « religiosifié », il n’est pourtant ni islamique ni islamiste.

Un vêtement remis en question par les mouvements traditionnalistes, islamistes et littéralistes

La plupart des prêcheurs ou théologiens musulmans qui s’expriment sur le burkini, qu’ils soient traditionnalistes, islamistes ou littéralistes, estiment que ce n’est pas « un vêtement légal/légitime (libâs shar’î) » et qu’il n’a pas, selon eux, de fondement scripturaire. Si s’habiller d’un voile et d’un vêtement ample pour se baigner est une condition nécessaire, elle n’est pas suffisante : il faut, en plus, qu’il n’y ait pas d’homme étranger avec lequel le mariage soit permis. S’agissant de la présence de corps dénudés, ou de personnes aux tenues légères, hommes ou femmes, c’est tout simplement proscrit. Le burkini n’est donc certainement pas accepté par les mouvements de type salafiste qui cherchent à se distinguer des « autres ».

Le burkini, un moyen paradoxal d’accéder à l’espace partagé

Comme souvent, les usagères musulmanes n’ont que peu, voire pas du tout, voix au chapitre. On parle à leur place. Elles font donc l’objet de projections négatives, de dénonciations, peu en phase avec leurs vécus et justifications à la première personne. Une double violence symbolique s’exerce à leur encontre : soit elles sont soit manipulées, ou ignorantes, soit elles manipulent, au service d’un projet politico-religieux inavoué et inavouable. Or, les femmes de religion islamique, concernées ou non par le vêtement, en parlent spontanément d’abord comme un accessoire adapté à leur conception de la pudeur. Pour elles, le burkini n’est pas le symbole de repli sur soi, mais un moyen de s’inscrire dans un espace pluraliste où la liberté de chacun est préservée. Quant à Alliance citoyenne, basée à Grenoble, qui défend le droit de porter le burkini, c’est une association non-communautaire qui milite aussi pour la liberté de se baigner seins nus, pour le droit au logement, l’amélioration des conditions de vie dans les quartiers populaires et ailleurs, etc. L’association n’est pas à l’origine de la revendication, mais seulement son relais.

Un vêtement sans signification religieuse

À écouter les musulmanes s’exprimer sur ce vêtement de bain, on est très loin d’une lecture proprement religieuse. Elles ne le présentent jamais, pour celles qui ont été interrogées par nos soins, comme religieux, à la différence du hidjab (voile) ou du niqâb (voile intégral). Ainsi, le burkini n’est pas, à leurs yeux, motivé par des injonctions dogmatiques prononcées par les hommes, qu’ils soient des prédicateurs ou de simples membres de leur famille. Cette tenue n’est d’ailleurs pas vendue sur les sites religieux, comme Sounnah Store (de tendance néo-salafiste), qui propose en revanche des maillots de bain « islamiques » pour hommes… Autrement dit, le caleçon de bain ample et long masculin apparaît plus « islamique » que le burkini, qui reste une tenue plébiscitée plutôt par des musulmanes « non rigoristes ». Seules deux boutiques, sur les dix commerces musulmans que compte la rue Jean-Pierre-Timbaud dans le 10e arrondissement de Paris, proposent quelques rares burkinis, difficiles au demeurant à dénicher dans les rayons. Depuis la disparition du hijab running des rayons de Décathlon (autre sujet de polémique nationale en février 2019), les achats de burkini s’effectuent principalement en ligne, comme sur le site de la marque Speedo, et bien sûr Nike.

Un bricolage semi-identitaire, mi-religieux

Finalement, l’hypothèse que nous formulons, qui demandera à être étayée au fur et à mesure de la progression de nos recherches, est que le port du burkini relève d’une espèce de bricolage mi-identitaire, mi-religieux, peut-être aussi parfois d’une expression politique réactive ; il est en tous les cas l’expression de la subjectivité de femmes, qui essaient, pour des raisons qui peuvent être motivées par un certain rapport à la foi, de s’affranchir des contraintes du paraître et du regard des autres. Le porter, c’est protéger son corps des injonctions portant sur le corps féminin. C’est en tout état de cause l’inverse d’une démarche « séparatiste ».

L’intervention du Tribunal administratif de Grenoble contre la décision du conseil municipal

Après avoir été saisi par le préfet de l’Isère, le Tribunal administratif de Grenoble s’est réuni, a délibéré et rendu une ordonnance le mercredi 25 mai 2022 suspendant l’exécution de la délibération du conseil municipal de Grenoble. L’exposé des motifs de cette suspension met surtout en exergue la confusion au sujet de la signification prêtée au burkini ; celui-ci est présenté, arbitrairement, comme un symbole religieux supposé octroyer des « droits particuliers à des membres d’une communauté religieuse […] ». Plus surprenant, les juges se font en quelque sorte les exégètes des intentions et de la volonté de cette « communauté religieuse alors qu’il n’existe aucune demande de sa part ». Il est ainsi présupposée l’existence d’une communauté musulmane une et indivisible qui aurait toute autorité sur l’individu musulman quant à ses choix intimes. Le musulman serait, de leur point de vue, un sujet collectif, prisonnier de sa communauté. C’est même, à y regarder de près, un énoncé tout à fait contradictoire.
On le voit, les choses sont très complexes. Et cette énième polémique, comme les précédentes, qui risque de conduire à une nouvelle interdiction, va paradoxalement rendre le burkini encore plus désirable. Perçu comme subversif et anticonformiste, il pourra être désormais revendiqué par certaines femmes dans une démarche d’affirmation de soi, comme l’ont été le hidjab chez les jeunes filles après 2004 ou le niqâb après 2010. Il reste certain néanmoins que l’émancipation des femmes musulmanes ne pourra certainement pas se réaliser, si tant est que ce soit l’objectif politique recherché, à coup de seules injonctions moralisatrices, paternalistes ou même d’interdictions et de déploiement d’une police du vêtement.

 

Version courte à retrouver dans L’Humanité du 30 mai 2022

Comprendre la décision du tribunal administratif de
Grenoble du 25 mai 2022

L’ordonnance rendue le 25 mai 2022 est venue démentir l’avis de nombreux juristes qui tablaient sur l’annulation du recours formé par le préfet (encouragé par le ministre de l’Intérieur) contre le règlement grenoblois du 16 mai précédent. Il faut dire qu’il s’agit de la première utilisation du nouveau déféré créé par la loi du 24 août 2021 confortant les principes de la République, de sorte qu’aucun « cadrage » jurisprudentiel n’est encore disponible. La loi d’août 2021 permet désormais aux préfets de saisir le tribunal administratif de tout acte pris par une collectivité locale dont ils estiment qu’ils porteraient gravement atteinte à « la laïcité ou la neutralité des services publics ». S’il ne fait guère de doute que certains promoteurs du texte visaient précisément l’hypothèse des burkinis dans les piscines (voire des horaires aménagés ou encore des menus des cantines scolaires), il n’en reste pas moins que le sens généralement conféré au principe de neutralité des services publics n’est pas du tout celui-là.

Classiquement en effet, la neutralité des services publics vise le contenu du service (neutralité des programmes scolaires par exemple), des agents qui l’assurent (obligation de neutralité des fonctionnaires et agents publics) ainsi que les lieux dans lesquels il est assuré (neutralité des bâtiments). Il ne s’applique pas, en revanche, aux usagers dudit service. La seule exception à cette construction juridique concerne les élèves des écoles, collèges et lycées (usagers du service public de l’éducation nationale) qui ne doivent pas porter de signes par lesquels ils manifestent ostensiblement leur appartenance religieuse. Mais cette exception a été posée par la loi (loi du 15 mars 2004). Rien de tel ici : aucune loi ne soumet généralement les usagers des services publics sportifs ou récréatifs à une obligation de neutralité religieuse. Ceux-ci conservent donc, au contraire, leur liberté religieuse, y compris lorsqu’ils sont usagers d’un service public.

L’ordonnance du 25 mai rappelle d’ailleurs ce point ; qu’elle complète aussitôt en précisant que néanmoins, nul ne saurait s’affranchir des règles communes au nom de ses croyances. Elle élève ce faisant le règlement intérieur des piscines au rang des règles communes indélogeables, et interprète le règlement de la ville de Grenoble comme fautif de ce point de vue, dès lors que ses dispositions visaient à permettre le port de tenues religieuses.

Le maire de Grenoble a aussitôt fait savoir qu’il ferait appel. Le Conseil d’État pourrait donc se prononcer très vite -le délai législatif étant de 48 heures. Une fois de plus, le burkini enflamme les prétoires. Et contribuera à (re)définir certaines catégories centrales du droit administratif.